Guy-André Voisin aurait eu 100 ans le 11 décembre 2020. Il est décédé le 18 juillet. Il avait présidé la Société française d’immunologie de 1974 à 1978, l’International Society for Immunology of Reproduction de 1986 à 1989, la Ligue française contre la sclérose en plaques de 1988 à 1996, l’European Society of Reproductive Immunology, dont il avait été Président fondateur, de 1996 à 1999, et l’association Chercheurs toujours de 1998 à 2001. Jusque très récemment, il participait encore aux congrès d’immunologie de la reproduction, et il manquait rarement une conférence-débat de la Société philomathique dont il était un membre actif.
Titulaire d’un doctorat en médecine (1945) et d’un doctorat en sciences (1958) de l’Université de Paris, Guy-André Voisin avait été interne des hôpitaux de Paris (1947-51) avant de partir en stage post-doctoral à la Johns Hopkins University de Baltimore (1951-52). A son retour en France, il est Chef de clinique à la Faculté de médecine de Paris (1953-54), puis Directeur de recherche de l’Association Claude Bernard des hôpitaux de Paris en 1964. Il le restera jusqu’à son départ en retraite en 1990. Il est directeur de l’unité 23 de l’Inserm intitulée « Immunopathologie et immunologie expérimentale » à l’Hôpital Saint-Antoine de 1970 à 1988, et du Centre d’immunopathologie de l’Association Claude Bernard des hôpitaux de Paris, à l’Hôpital Paul Brousse, à Villejuif, de 1971 à 1990. Il est également conseiller scientifique pour la société Clin-Midy/Sanofi, à Montpellier, de 1974 à 1987. Il est enfin lauréat du Prix du Prince Albert Ier de l’Académie nationale de médecine de Monaco (1971), et chevalier de la Légion d’honneur (1975).
C’est peu après les « événements » du printemps 1968 que, jeunes étudiants, l’un en sciences l’autre en médecine, nous commençons à fréquenter l’U.23 comme on appelait cette unité de recherche située au 4e étage du bâtiment Inserm de l’Hôpital Saint-Antoine. L’immunologie que nous y découvrons n’est pas tout à fait celle qu’enseigne la Faculté car c’est sur la face sombre de l’immunité, l’immunité pathogène, que travaillent les chercheurs du laboratoire de Guy-André Voisin : Francine Toullet sur les autoantigènes de spermatozoïdes et l’orchite aspermatogénétique expérimentale, René Lebar sur l’encéphalomyélite auto-immune expérimentale, Jean Maillard sur les hypersensibilités des différents types et leurs mécanismes, Thérèse Neveu sur les propriétés immunorégulatrices des différentes classes d’anticorps et l’immunodéviation, Radslav Kinsky sur la facilitation des tumeurs expérimentales. Ceux-ci sont bientôt rejoints par Huynh Thien Duc, Philippe Vuagnat, Marta de Almeida, Gérard Chaouat, Jean Kanellopoulos, Colette Langevin, Stella Oppenheim, Catherine Desaymard, Jeanne Leung-Tack qui enrichissent l’unité de leurs compétences et de leurs personnalités. Nous sommes alors témoins du souci de Guy-André Voisin d’accueillir des scientifiques de tous les horizons, notamment ceux qui ont fui les pays de l’Est.
Nous découvrons donc à l’U.23 que le système immunitaire n’est pas seulement ce système de défense que les successeurs de Pasteur avaient conçu pour expliquer le succès des vaccinations contre les maladies infectieuses. Il répond non seulement aux microorganismes pathogènes, mais également aux cellules normales, et s’il peut protéger, il peut aussi rendre malade. Il est responsable de maladies auto-immunitaires, de la maladie hémolytique du nouveau-né, des allergies. Il peut même, au lieu de les détruire, protéger des cellules cancéreuses, et donc, « faciliter » la croissance des tumeurs.
Parce que les expériences d’immunologie se faisaient alors essentiellement in vivo et parce qu’elles consistaient souvent en des expériences de transfert de cellules d’un animal à un autre, Guy-André Voisin utilisait le vocabulaire de l’immunologie de transplantation. La réaction immunitaire, disait-il, est double : elle comprend une « réaction de rejet » qui protège des « structures et molécules qui menacent [la] survie et l’intégrité de l’organisme » et une « réaction de facilitation » qui protège les « structures et molécules nécessaires à la survie de l’individu et de l’espèce, donc à ses propres organes, cellules et molécules. […] Les deux types de réactions coexistent au cours d’une réaction immunitaire mais, selon la cible, l’une prédomine fortement sur l’autre qui ne sert alors que d’élément régulateur à la première »[1]. Cette double réaction est un principe général capable de rendre compte aussi bien de l’échec malheureusement trop fréquent du système immunitaire à empêcher la survenue des cancers, que du succès heureusement très reproductible de cette greffe de tissu incompatible qu’est une grossesse normale. Avec Guy-André Voisin, l’immunité devient fondamentalement ambivalente.
Comme souvent les idées novatrices, celles de Guy-André Voisin seront oubliées avant d’être redécouvertes dans d’autres contextes et redites en d’autres termes. Un jour, on comprend que si le système immunitaire ne protège pas, ou si mal, contre le cancer, ce n’est pas parce qu’il en est incapable mais parce qu’il en est empêché par de puissants mécanismes régulateurs, ceux-là même qui protègent contre l’auto-immunité ou l’allergie, ceux-là qui protègent le fœtus. Ces mécanismes régulateurs étant connus, il devient pensable de les inhiber et, ainsi, de libérer l’immunité contre le cancer. Mises en pratique, ces approches ont bouleversé l’oncologie.
Lorsque Guy-André Voisin nous a confié, à l’un et à l’autre, un sujet de recherche alors que nous étions des apprentis chercheurs, nous étions loin de nous douter que ce sujet nous occuperait bien au-delà de notre thèse de sciences. Devenus chercheurs, nous l’avons, l’un comme l’autre, poursuivi, nous l’avons exploité, nous l’avons fait vivre, nous y avons finalement consacré toute notre vie professionnelle ; et nous ne sommes pas les seuls, parmi les chercheurs formés à l’U.23, à avoir eu cette chance. Bien sûr, la question qui nous avait été posée a évolué, ainsi que les techniques mises en œuvre, et les façons de penser. Nous avons suivi nos propres chemins, nous avons gravi les échelons de l’institution qui nous avait recrutés, nous avons changé de fonctions, transmis à notre tour. Il reste que les contributions scientifiques qui nous sont aujourd’hui reconnues dans des domaines différents, ont leurs racines dans les idées, les discussions, parfois les controverses, les réunions de labo qui animaient le laboratoire de Guy-André Voisin il y a près d’un demi-siècle. Nous lui en sommes profondément reconnaissants.
Marc Daëron, DRE Inserm émérite
Philippe Le Bouteiller, DR1 Inserm retraité
[1] Guy-André Voisin, Article « Maladies auto-immunitaires » de l’Encyclopedia Universalis.